Qu'est-ce qu'un poème qui ne ressemble à rien ? Litanie du sommeil, le très long et très grand poème de Tristan Corbière (1845-1875), l'auteur des Amours jaunes, en serait bien un des plus beaux sommets. Comme dans un rêve (dont le nom ne sera jamais prononcé), le poète y interpelle et interprète le SOMMEIL, d'égal à égal, l'ami de toujours, qu'il revêt de majuscules, sous une forme de litanie incantatoire, païenne, échevelée, et sage cependant : "Ecoute-moi : je parlerai bien bas". Les quatre premiers vers annoncent un déferlement d'images de hautes clartés, toutes de points lumineux éblouissants, tels au ciel étoilé des mots en harmonie ou en alignement :
"Vous qui ronflez au coin d’une épouse endormie,
Ruminant ! savez-vous ce soupir : l’Insomnie ?
– Avez-vous vu la Nuit, et le Sommeil ailé,
Papillon de minuit dans la nuit envolé" (…)
A ce papillon succède un fabuleux bestiaire où le ruminant humain est vite escorté par une cohorte de créatures réelles ou légendaires, censées à tour de rôle représenter ou habiter le sommeil : albatros, loup-garou, loup, chien, caméléon, araignée, chat, larve, ver-luisant, lézards, homard, cormoran, coqs, Pégase, petits hiboux, vache à lait, veaux, porcs, hère, boa, alouette. Ce bestiaire idéal ne livrera jamais tous ses secrets aux yeux ouverts.
Corbière à la fin tend la clé de l'énigme, dont je doute qu'un jour on en saisisse le sens. Existe-t-il même ? Pour moi, je perçois que la poésie serait ce moment intemporel du sommeil où chacun, en insomnie, réalise le rêve dans les mots.
Est-ce à ce poème que j'ai repensé en composant mon modeste Éloge du rêve, comme à une vague réminiscence, en signe de reconnaissance au ruminant de Corbière que je suis malgré moi ? Je l'ignore, mais il me semble que toute aventure trouve son salut dans le rêve, seule échappée dans la trahison consubstantielle de l'être.
ÉLOGE DU RÊVE
Que de rêves je nourris
Rêves d’aucune revanche
Et combien j’en commets
Tous plus fugitifs
Tous plus innocents
Les uns que les autres
Rêves d’aucune contrée
D’aucun accès
Paisibles
Comme des ruminants tout tachetés
La nuit venue ou
Dans l’ombre
On ne compte plus les traîtres
Qui comme moi passent à l’ennemi
Je fais parfois un rêve étrange. J’y vois Tristan, tel un matelot égaré dans la nuit, tordu par la vie, divaguant sur la grève en hurlant à la lune sa prose hallucinée. Puis il étreint, sous la chaleureuse lanterne rouge, une ombre paisible dans un nuage de mots affolés.
En me réveillant un peu embrumé, je le devine furtivement, en feuilletant les pages de ce magnifique recueil jauni par le temps. Il me sourit et s'en retourne tranquillement derrière le miroir de sa vie éphémère, tel un spectre ivre, en chantant l'amour des femmes volages et libres.