Dans quel refuge la poésie s'abrite-t-elle pour traiter de la souffrance ? Y a-t-il même un art de la souffrance ? Les images choisies pour illustrer le poème La souffrance ont été photographiées à la vitrine du marchand parisien de gravures et de livres anciens Martinez, dans cette rue Saint-Sulpice que la fourche du langage m'attrape toujours à son passage pour que je la prononce rue "Saint-Supplice". Ce sont deux vues d'une grande estampe réalisée par Peter de Jode, d'après le tableau Le jugement dernier de Jean Cousin le Jeune. "Une curiosité" a simplement écrit, pour seul commentaire, le libraire sur une étiquette blanche. A l'évidence, le poème ne recourt pas aux mêmes effets picturaux en abordant la souffrance. La poésie accorde une chance à tout sujet, quel qu'il soit. Elle est même reconnaissable par cette singularité, jamais identique, où prévaut l'angle de l'inattendu et de l'insaisissable. La médecine, l'histoire, la politique, par exemple, en parlent tout autrement, suivant d'obligatoires conventions. Ici la souffrance boit un café en me tenant sa porte entrouverte. La suite montre que cet accueil insolite me donne le temps, ô combien, d'appréhender la souffrance sous une attention moins bienveillante. Serait-ce pour repousser loin encore le jour du Jugement dernier, qui verra tomber les idoles et enchaîner les hordes ensorcelées, comme celles surprises derrière la vitrine de M. Martinez ?
LA SOUFFRANCE
La souffrance mon amour boit son café noir
Elle me tient la porte entrebâillée
En penchant la tête comme une petite cuiller
Ou plutôt comme une petite écuyère
Qui a perdu sa monture et ramasse des marrons
Pour ne pas voir ricaner sa montre tout le temps
Qu'elle ne quitterait pour rien au monde
Rien pas même pour renverser les idoles
Imprimés sur l'enveloppe du grand opus
En lettres crépusculaires et chancelantes
Jusqu'aux origines du bar de Petit Louis
Sa douce amie l'a quitté. Elle a disparu sans même lui avoir laissé un petit mot doux
Il a décidé de s'installer sur sa pierre tombale et de se déguiser en un tendre et impassible fou
Les années ont passé depuis cet instant tragique, mais il est toujours resté fidèle à sa belle éternelle
Rien ne pourra dissiper la mélancolie qui l'habite. Il est encore aujourd'hui figé telle une stèle.