Voici un étrange poème qui va à l'encontre de l'idée reçue qui veut que la personne responsable de la surveillance se taise ou dénonce. Ici, la vigie parle, se souvient, interprète, raconte, dans la peau d'une étrangère étonnée, mais compréhensive. L'on n'attendra pas d'elle qu'elle dévoile des secrets bien cachés. Je crois même que ce n'est pas son affaire. Je ne cache pas que l'écriture du poème laisse penser que je puisse être cette vigie. La dernière strophe permet d'en douter et m'invite à donner envie à tout un chacun d'écrire un poème de cette nature.
LA VIGIE
J’en ai vu qui donnaient des noms aux arbres
Plutôt qu’ils n’y gravaient les leurs dans l’écorce
Tous n’avaient pas une existence sombre ou claire
Et ne distinguaient pas l’étrange de l’ordinaire
J’en ai vu sur le pas de leur étroite porte
Qui guettaient leur courrier comme des sortilèges
Ceux-là ne répondaient jamais aux lettres du cœur
Comme d’autres répugnent à se voir dans une glace
J’en ai vu en tout bien tout honneur qui lisaient
La dernière page de leur journal et rien qu’elle
Puis passaient à table sans savoir pourquoi
La mort avait fauché deux jeunes gens à moto
J’en ai vu qui n’attendaient plus guère de la vie
Ils en parlaient avec beaucoup de mélancolie
Et mélangeaient dans leur tête pleine de sagesse
L’idée de la solitude avec l’envie de parler
J’en ai vu parfois qui se dominaient eux-mêmes
Le besoin d’en découdre avec leur propre personne
L’avait emporté sur celui de juger et détruire
Ils en oubliaient leurs illusions pour d’autres damnations
J’en ai vu que le manque d’amour rendait odieux
C’était une tristesse inhabituelle que leur tragédie
On aurait dit qu’ils servaient de proie au hasard
Je veux parler de ce hasard qui n’arrive jamais
J’en ai vu en compagnie desquels le monde était meilleur
Tout s’arrangeait soudain à la moindre de leurs paroles
La nature même semblait profiter de leur message
Avec une telle innocence que personne n’y songeait
J’en ai vu en proie aux passions les plus folles
Elles leur donnaient comme l’aumône des airs hagards
Et cette touche de génie qui échappe au commun des mortels
Et cette hauteur de vue qui épouse les précipices
J’en ai vu confier leurs désarrois à des inconnus
Qui ignoraient en être responsables malgré eux
Cela prenait des formes impossibles à soutenir
Même si quelque chose de nouveau en renaîtrait
J’en ai vu qui choisissaient une seule direction
Pour suivre l’idée fixe que chaque volcan se réveille
Au moment où on l’attend le moins puis se rendort
Jusqu’à ce que quelqu’un d’autre relève de défi
J’en ai vu les chaînes aux pieds et aux mains les menottes
Scrutant dans l’azur la promesse d’une prochaine délivrance
Qui obéissaient encore au vieux principe de sauter dans le vide
Et réinventaient ainsi la carte idéale de leurs rêves
J’en ai vu boire leur liberté à grandes gorgées de formules
Et avoir tendance à faire croire aux rumeurs par plaisir
Soit au bistrot soit à l’entracte d’un vaudeville
Dont leur vie assourdissait les trois coups fatidiques
J’en ai vu de Charybde en Sylla tomber d’amour en haine
De soupçons en regrets et de lassitude en découragement
Mais nulle comme elle ne s’est émerveillée de la lumière
Troublant de l’aube au crépuscule ses yeux ouverts
Elle est attentive et élégante la jeune femme à la jupe fleurie de Notre Dame de la Garde
Comme une vigie installée en haut de son mat fragile, elle reste toujours sur ses gardes
Mais qu'observe-t-elle sur ce promontoire qui domine et protège la cité phocéenne?
Probablement, le soleil qui lentement se couche sur la ville et ses rives méditerranéennes
Je l'ai regardée avec une admiration discrète, en prenant garde à ce qu'elle ne se retourne pas
Parce que je voulais tout simplement figer pour l'éternité ce bel instant sensuel et délicat.