Dans les rôles de mes jours de vacances, j'avais presque oublié le cours de mes poèmes. A l'annonce du prix Nobel décerné ce midi à l'une de nos belles poètes outre-Atlantique, Louise Glück, inconnue en France, je m'en vins découvrir qu'elle se rattachait à une école "objectiviste". Quand rien en apparence n'est plus subjectiviste que la poésie, rien n'empêche le penchant de renverser les codes et d'intégrer tout un chacun à un courant ou une école. Et c'est la fonction de l'initiateur ou du recruteur de mener à bien cette vocation. Le poème Souvenir d'enfance, écrit sous un mode objectiviste, pour ce que j'en devine les fondements, m'introduit dans ce monde par la porte d'une agence de l'emploi. Rien n'y est réel et droit, et pourtant tout y annonce l'embauche gauche en poésie.
SOUVENIR D'ENFANCE
Était-ce avant de me préparer à vivre
Je vécus plusieurs années de ma jeunesse
Dans une rue animée d'un vieux quartier
Il existait là une agence pour l'emploi
Où défilaient hommes et femmes de tous âges
Les plus jeunes de loin étaient les plus nombreux
J'avais remarqué qu'en main ils portaient souvent
Un sac plastique qui renfermait en pagaille
Annonces de journaux photos d'identité
Cartes de séjour et curriculum vitae
Etaient-ce aussi leurs espérances de travail
Comme celles qu'on se forge en venant au monde
En partant à la conquête des maisons de commerce
Avant même de succomber au désir
De passer à travers des barreaux de prison
D'autres arrivaient encore les mains nues
Ils repéraient l'endroit du bout de la rue
Passaient sans s'arrêter revenaient sur leurs pas
Pour s'y engouffrer avec une ardeur béate
Un instinct semblable à l'élan d'une bête
A l'épicerie j'avais tendu l'oreille
Un employé de bureau livrait des confidences
Il disait que leur résignation était de mise
Qu'elle n'empêchait pas une bonne humeur
Ni leur solitude une digne fraternité
Aux approches de fermeture ajoutait-il
Se rencontraient dialoguaient et partaient ensemble
Des êtres aux différences les plus marquées
Il était surpris que leurs paroles évitaient
Le sujet tabou de la recherche d'un travail
Parfois je passais une après-midi entière
Derrière une fenêtre à les épier
En essayant de confronter mon sort au leur
Dans l'hypothèse où plus tard à mon tour
Comme eux je me retrouverais chômeur
Cette crainte pour les autres a hanté mon enfance
A tout jamais elle a façonné mon cœur
Elle m'a souvent perdu dans mes raisonnements
Et si elle ne m'a pas rendu meilleur
C'est sans doute parce que je ne pouvais pas l'être
Bien des années ont suivi et je revois encore
Dans le sillage du bateau de ma mémoire
Cette procession houleuse et indécise
Qui défilait sur la crête de ma rue
Avec l'espoir de ne plus jamais s'y inscrire
Un matin n'y tenant plus je me souviens
J'avais ingénument franchi le seuil de l'agence
Bien sûr ce n'était pas la place d'un enfant
Mais personne ne m'avait fait de remontrance
Je m'en étais senti au comble de l'estime
En stationnant devant de hauts panneaux en bois
Où étaient épinglés des offres d'emplois
Que lisaient à voix basse derrière mon épaule
Les occupants des lieux les uns après les autres
N'en avais-je pas plus appris qu'à mon école
Car mes découvertes m'intriguaient beaucoup
Comme ce comptoir vitrifié derrière lequel
Chacun devait passer à l'appel de son nom
Pour s'entretenir de questions usuelles
En face d'un spécialiste de l'embauche
Trois boxes étaient occupés à cet usage
D'où fuyait une rumeur de commissariat
Je n'ai rien oublié sinon je le dirais
Je n'ai rien vu que des personnes sages
Qui attendaient pensives sur des chaises d'osier
Une sorte de clochard au sourire sombre
D'une curieuse façon m'avait dévisagé
J'avais alors quitté l'agence pour l'emploi
Sur un arrière-goût d'injustice très loin
D'idées généreuses dont se vantait le monde
Cette humilité a le tort des morales
Qui confortent l'innocent dans son ignorance
Et lui enseigne de s'interdire toujours
De mettre le dehors et le dedans en rapport
Ce qu'on voudrait qui fût et ce qui est vraiment

Mes souvenirs de vacances d'été au bord de la mer sont vagues
Ils me reviennent parfois, par mélancolie, lorsque je rêve et divague
Ces vagues lascives clapotent ma mémoire et réveillent la nostalgie des jours d'avant
où la nouvelle vague déferlait et rafraichissait le cinéma du vieux temps
Puis soudain, la triste réalité refait surface avec, ce qu'ils nomment la seconde vague, comme un film épouvantable
Alors je me lève en nage, avec un grand fracas, je hurle à la fenêtre et renverse la table.